Certaines interfaces ne trouvent leur utilité que par les données renseignées par leurs utilisateurs. L’exemple le plus connu reste Wikipédia : sans contribution, sans contenu, le produit est tout simplement inutilisable. Ce modèle est loin d’être marginal. Dans le secteur tertiaire, de nombreux outils fonctionnent sur ce principe. Slack, par exemple, promet de «rassembler vos collaborateurs, vos applications et vos agents IA ». Mais sans messages, sans échanges, sans usages partagés, l’outil n’a aucun sens.
Dans ces interfaces, l’utilisateur est invité à contribuer à une valeur collective dont d’autres bénéficieront ensuite, sans toujours percevoir immédiatement ce que cette contribution lui apporte à titre individuel. Dès lors, une question centrale se pose : quels défis la conception UX doit-elle relever pour encourager des utilisateurs à renseigner des données dont la valeur dépend fondamentalement des autres ?

Comprendre la vision avant de concevoir

Avant de produire la moindre maquette, fonctionnelle ou graphique, il est essentiel de comprendre l’utilité du produit, la vision portée par le client et les contraintes techniques existantes. Cette compréhension conditionne l’ensemble des choix de conception. Le rôle du designer n’est pas d’exécuter une vision, mais d’en questionner la faisabilité du point de vue des usages.
Concevoir un outil contributif implique d’interroger :

  • la volonté réelle de participation des utilisateurs,
  • le niveau d’effort acceptable,
  • la forme de réciprocité attendue.

Un changement de paradigme

Concevoir un outil à valeur individuelle immédiate, comme un simulateur de primes de rénovation ou un abonnement à un magasin pour enfants, ne pose pas les mêmes problèmes qu’un outil à valeur collective progressive (Cap RH, Beam Report…).
Dans le premier cas, l’utilisateur cherche une réponse. Dans le second, il vient effectuer une action qui aura un impact pour d’autres utilisateurs, parfois à distance dans le temps. On ne se situe plus dans une logique de « je cherche, je trouve » mais plutôt de « je contribue pour que quelqu’un d’autre puisse agir ensuite ».
Ce changement n’est pas seulement fonctionnel. Il est profondément expérientiel.

Le paradoxe du vide

Dès l’onboarding, le défi est double. D’une part, il faut donner à voir la valeur du collectif… sans le collectif lui-même. D’autre part, il faut concevoir des écrans dont le contenu n’existe pas encore.
Si personne ne contribue, l’interface est vide. Si elle est vide, elle paraît inutile. Et si elle paraît inutile, personne ne contribue.
Ce paradoxe oblige à recourir à des dispositifs spécifiques :

  • des empty states explicites et pédagogiques,
  • la mise en avant des capacités futures de l’outil,
  • des exemples, simulations ou contenus pré-remplis permettant de se projeter.

L’enjeu n’est pas de combler artificiellement le vide, mais de le rendre intelligible et désirable. Il s’agit de montrer ce que le collectif pourrait produire, avant même qu’il n’existe réellement.
La dépendance aux autres comme contrainte d’usage
Dans une application classique, la promesse est simple « J’agis, donc j’obtiens. ». Dans une interface dépendante de l’altérité, la logique change « J’agis, mais cela n’a de sens que si d’autres agissent aussi. »
Cette dépendance peut générer frustration, sentiment d’inutilité et incertitude quant à l’impact réel de sa contribution.
Pour pallier cela, le design d’interface doit rendre visible l’effet différé de l’action individuelle. Des indicateurs collectifs, des barres de progression ou des messages de contextualisation permettent de montrer que “ce que je fais s’inscrit dans quelque chose de plus grand que moi.”
Sans contribution, il n’y a pas de valeur. Sans valeur perçue, il n’y a pas d’usage.

Clarifier la valeur dans le temps

Dans ces interfaces, la valeur n’est pas toujours immédiate. Elle se construit progressivement, par accumulation et par usage partagé.
Le design doit donc aider l’utilisateur à se projeter dans le temps et à comprendre pourquoi il est pertinent de continuer à contribuer, même lorsque les bénéfices ne sont pas encore visibles.
Cela passe notamment par :

  • la lisibilité de l’impact de ses actions,
  • la mise en avant des actions clés attendues,
  • la réduction des frictions inutiles dans les premières contributions.

Plus l’effort demandé est important, plus la justification de cet effort doit être claire et compréhensible.

Le pouvoir distribué aux utilisateurs

Dans ces interfaces, l’utilisateur peut endosser plusieurs rôles : contributeur, co-auteur, lecteur, commentateur, parfois modérateur.
La définition des rôles et des permissions devient alors un enjeu central de conception.

  • Qui décide ?
  • Qui peut modifier ?
  • Qui valide ?
  • Qui corrige ?
  • Qui exclut ?

Ces choix ne sont jamais neutres. Chaque permission est un acte de design qui structure le pouvoir au sein du produit.
Concevoir uniquement pour les power users qui créent la valeur, en oubliant les utilisateurs plus passifs, conduirait à une expérience déceptive. Un équilibre est nécessaire pour que chacun trouve sa place et son utilité dans le système.

Personnaliser l’expérience contributive

Tous les utilisateurs ne contribuent pas de la même manière ni avec le même niveau d’engagement. Questionner les usages, les profils et les intentions est donc essentiel.
Cette compréhension, issue de la recherche utilisateur ou de connaissances déjà établies, permet de proposer des expériences différenciées :

  • des scénarios d’onboarding adaptés,
  • des attentes ajustées selon les rôles,
  • des parcours qui respectent la diversité des formes de contribution.

Quelques leviers concrets de conception

Pour renforcer l’engagement dans ce type d’interface, plusieurs leviers peuvent être mobilisés :
Offrir de petites victoires pour démontrer l’utilité des premières actions.

Utiliser le progressive disclosure pour montrer la valeur future sans en exiger immédiatement la création.

Rendre visible la complétion des premières étapes attendues selon le rôle de l’utilisateur.

Conclusion

Concevoir des interfaces dont la valeur dépend des autres, ce n’est pas simplement optimiser des parcours ou fluidifier des tâches. C’est accepter que le produit ne fonctionne pas seul, qu’il est vivant uniquement grâce aux contributions du collectif.
Le rôle du designer dans ce contexte dépasse la simple ergonomie : il s’agit de créer les conditions d’existence d’un système où chaque action individuelle s’inscrit dans un projet collectif, de structurer les rôles, les permissions et la visibilité de l’impact de chacun.
Ces interfaces nous rappellent une chose essentielle : la valeur ne réside pas dans l’outil lui-même, mais dans les relations et les contributions qu’il rend possibles. Et c’est cette responsabilité, celle de penser le collectif dès la conception, qui distingue une expérience UX réussie d’une interface qui reste vide.

 

©David Pupăză sur Unsplash


Ludivine Dobigny

UX Designer & Associée

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